L'humour de Soulas

Par Roger SECRETAIN
Extraits d'un texte paru en 1958 dans "Hommage à L-J Soulas"


"... Elle était d'ailleurs lente à s'épancher, cette drôlerie. C'était comme le passage d'une ligne, d'un équateur mental, au-delà duquel son second moi, son hémisphère Sud surgissaient, avec des signes d'abord légers, et, les jours de liesse, emportaient tout dans un grand vent... Il était capable, lorsque cette marée montait en lui, de passer par-dessus un public de têtes étonnées, d'ignorer souverainement les incompréhensifs, qu'offusquaient ses géantes gauloiseries.

Sa timidité devenait alors une audace et sa réserve une impudeur. Il pouvait tout se permettre, tout dire, tout avouer. Un voile se levait sur les hypocrisies et les politesses. Son visage immobile s'animait. Il devenait grimacier, les joues enflées, la bouche effilée en museau, avec ses petits yeux noirs qui fulguraient en coin. C'est son portrait qu'il fait - un portrait charge - dans son poème :

"Ta tête énorme courge,
Sur laquelle brillent les deux perles de tes yeux fureteurs et malins..."

Ses mains elles-mêmes parlaient, tous doigts écartés. Elles étaient à son image, fines et fortes, des mains d'artiste et de laboureur. Il avait un bel instrument vocal, dont il flûtait ou tonitruait à son gré. Tout cela collaborait à l'irrésistible discours. Quand Soulas était "en train", tout reculait, tout s'effaçait. Les gens d'esprit et les beaux parleurs devenaient muets ; ils n'étaient pas dans le ton. Il n'y avait plus que lui dans un cercle sans concurrence, où l'on succombait, les mains aux côtes, à cette ivresse d'hilarité.
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Il avait ses méthodes, ses thèmes, qu'il tirait comme son oeuvre de son enfance beauceronne... Il suscitait une ménagerie de cour de ferme où les animaux participaient aux agitations humaines, où les gens s'alourdissaient de bestialité. Ce réalisme n'était qu'un prétexte. Un sabbat se préparait à partir du terre-à-terre, les birettes apparaissaient et dans le silence de la campagne retentissait le "cri du yamcaca". C'était une de ses trouvailles parmi d'autres, le signe des ralliements infernaux, le déclenchement des sorcelleries. Il pouffait, gloussait, étranglait son rire en ululement. Le cauchemar organisait son défilé de têtes de vaches, "avec leurs "grous" (sic) yeux qui riboulaient", son festival de tête de chevaux, gamme hallucinante, inséparable des onirismes tragiques, depuis la bonne grosse mangeuse d'avoine au râtelier, la peineuse double tête qu'il grava souvent au premier plan d'un sillon, le grand cheval moyenâgeux qu'il attachait au pied du moulin, ou bien la tête coupée, sanguinolente sur l'étal...

Son humour ne se situait pas au niveau de l'agressivité, du sadisme et des sourires glacés. Il prenait sa source dans une truculente vitalité. Un humour viscéral, un humour d'entrailles, de tube digestif avec des "gargouillis", des "margouillis", des "grenouillis" dont la cohue se pressait en délire. Un humour plus macabre que funèbre. Quand il suivait l'enterrement de quelque concitoyen dont la mort vous attriste bien sûr, mais ne vous fait pas souffrir et ne vous empêchera pas ce jour-là de déjeuner, il arrivait qu'il chuchotât à l'oreille de son voisin de cortège des imaginations sur le comportement du cadavre, livré au travail obscur, répugnant et somptueux des premières décompositions...

Revenant d'Ecosse, où il nous avait rendus malades de rire, il donne son impression sur la nourriture : "Nos estomacs orléanais étaient un peu étonnés et se recroquevillaient, boudeurs." Au retour d'un voyage en Espagne, il raconte : " Assistant comme il se doit à une corrida, je m'aperçus tout à coup que le toro (sic) avait le nez de X, les yeux de Y, les cornes de Z, trois orléanais bien connus..."